Dans l’Église, on ne se sent pas forcément tous très proches les uns des autres. Il y a des différences d’âge, de culture, de nationalité, d’éducation, de goûts… Et curieusement, parfois ce sont des choses pas si importantes que ça, qui semblent constituer des obstacles immenses à nos relations. Je ne vais pas refaire la liste que j’ai faite il y a deux semaines, mais par exemple : « Tu as voté pour qui aux dernières élections ? Tu penses quoi de la vaccination contre le Covid ? Tu t’y prends comment pour éduquer tes enfants ? »
Dans notre groupe de maison, on a eu une discussion très intéressante où on a essayé de réfléchir à pourquoi on réagissait parfois assez fortement à des différences d’opinion ou de pratique sur certains points qui ne sont pas absolument essentiels—et pourquoi on réagissait aussi fortement même entre nous, alors qu’à la base, on partage quand même la même foi en Jésus. « Pourquoi est-ce que ça me heurte que tu ne tries pas tous tes déchets aussi consciencieusement que moi ? Pourquoi est-ce que je suis dérangé par le fait que tu sois végétarien ? Pourquoi est-ce que le fait que tu prennes de l’homéopathie, ça m’empêche de me sentir proche de toi ? »
Je ne suis pas sûr qu’on ait vraiment réussi à cerner le pourquoi (c’est sûrement un mélange d’orgueil et de préjugés, comme l’aurait dit Jane Austen !), mais ce qui est sûr, c’est qu’on reconnaissait, dans notre groupe de maison, que ça pouvait être un problème.
Est-ce qu’on va donc rester à cheval sur nos convictions par rapport à ces points qui ne sont pas absolument essentiels, au risque de créer et d’entretenir des fractures dans nos relations au sein de l’Église, ou bien est-ce qu’il y a quelque chose à faire pour prévenir les tensions, et favoriser la communion entre nous—c’est-à-dire pas seulement une communion statutaire, formelle, institutionnelle (« On est tous membres de la même association, tout va bien ! »), mais une communion expérientielle où vraiment, « pour de vrai », on se sentirait bien les uns avec les autres, on serait vraiment amis et frères et proches, dans la diversité de nos âges, de nos cultures, de nos nationalités, de nos éducations et de nos goûts ?
Est-ce que c’est possible ? Oui ! Et comment ? Eh bien, ça, c’est la question qui intéresse l’apôtre Paul dans le chapitre 14 de sa lettre à la communauté chrétienne de Rome—une lettre qu’il a écrite au premier siècle et qu’on est en train d’étudier depuis plusieurs mois. Il y a deux semaines, on a vu la première partie de ce chapitre. On s’est posé la question : comment bien s’entendre dans l’Église ? Et on a vu dans le texte qu’il fallait qu’on s’exerce à relativiser nos différences par rapport à ce qui est vraiment important, à savoir la personne et l’œuvre de Jésus-Christ.
Et maintenant, l’apôtre Paul va continuer sur cette lancée, mais vous allez voir qu’il va apporter quelques éléments supplémentaires. Il va souligner deux réalités qu’on doit vraiment garder à l’esprit, sans jamais les séparer l’une de l’autre—deux réalités importantes à considérer par rapport à cette question de la bonne entente au sein de l’Église.
Ces deux réalités, c’est, premièrement, qu’on est tous appelés (si on est croyant) à grandir en maturité spirituelle, et donc à affiner toujours plus nos opinions et nos pratiques pour qu’elles reflètent de mieux en mieux la justice et la sagesse de Dieu. Mais en même temps—et c’est la seconde réalité—on est appelé à faire ça ensemble, et pas chacun dans son coin.
D’où le titre de ma prédication : progresser ensemble. Progresser, oui, grandir en maturité, rechercher la vérité, ajuster en conséquence nos opinions et nos pratiques—mais pas en écrasant nos frères sur notre passage ni en les abandonnant sur le bord du chemin, comme si on s’en fichait d’eux ou pire, comme s’ils nous gênaient. Non, toute la leçon de ce passage, à mon avis, c’est la suivante : la vie chrétienne, c’est un projet d’équipe, où on est appelé à avancer en tenant compte des autres.
La première chose que fait Paul dans ce passage (v. 14), c’est qu’il constate une différence qui existe dans l’Église, au sein de la communauté des chrétiens, entre des croyants qui ne sont pas au même niveau de maturité spirituelle. Et c’est la première chose qu’il faut qu’on comprenne à notre tour : c’est que l’Église est toujours constituée de gens qui sont à des stades plus ou moins avancés dans la foi.
Dans le texte, Paul est en train de prendre un exemple en particulier, qu’il a soulevé un peu plus tôt : c’est l’exemple de l’alimentation. Est-ce que les chrétiens du premier siècle, à Rome, pouvaient manger de tout ce qui se vendait à Carrefour ou à Auchan, ou bien est-ce qu’ils devaient s’abstenir de certains aliments parce qu’il y avait un risque que ces aliments soient impurs du point de vue des règles alimentaires de la loi de Moïse ? Et Paul dit très clairement ici, d’une part, que rien n’est impur en soi (donc que ce n’est pas mal d’en manger, en tant que chrétiens), mais en même temps, qu’il y a des gens qui sont bloqués dans leur conscience, parce que eux, ils ont la conviction personnelle que certaines choses sont impures.
Entre ces deux points de vue, il y a une vérité, que Paul établit clairement ici, et avec autorité : rien de comestible n’est impur en soi (ou « par soi-même »). Mais il y a en même temps des croyants qui n’ont pas encore intégré ou assimilé cette vérité : ce sont ceux qui sont « faibles » et qui ne mangent que des légumes (cf. Rm 14.2). Attention : « faible », ce n’est pas une insulte chez Paul, ça veut tout simplement dire moins fort, moins solide, moins mûr. On dirait peut-être aujourd’hui : « quelqu’un qui est plus jeune dans la foi ».
Dans la vie, il y a plein de choses qu’on apprend progressivement—et juste parce qu’on ne les a pas encore apprises, ça ne veut pas dire qu’on est quelqu’un d’idiot ou de méchant. Nos enfants, par exemple, ne naissent pas en sachant immédiatement et parfaitement parler le français.
Et ce n’est pas parce que nos enfants ont des choses à apprendre qu’on va se moquer d’eux ou les punir, ou les mettre à la marge de la vie de famille. « Je veux bien te changer la couche, mais d’abord, tu dois dire s’il-te-plaît ! Comment ? Je n’ai pas très bien compris. Articule, fais un effort ! » Ou bien : « Ah non, mon loulou, je suis contre les roulettes sur les vélos. Le vélo, c’est un deux-roues ; dans notre famille, soit on sait en faire comme il faut, soit on n’en fait pas ! » Ce serait absurde, n’est-ce pas ?
Eh bien dans l’Église (qui est la communauté des croyants), c’est un peu pareil. On est une famille, et il y a des gens d’âges différents du point de vue biologique, mais aussi du point de vue spirituel. L’Église est toujours constituée de gens qui sont à des stades plus ou moins avancés dans la foi. Il est même possible que vous soyez plus jeune physiquement que moi, mais plus âgé dans la foi—ou inversement, plus âgé que moi physiquement, mais plus jeune dans la foi. Et ce n’est rien d’anormal !
Telle est la réalité. C’est ce constat de différence qu’on doit faire, concernant la communauté des croyants dont on fait partie. Oui, le vélo, en vérité, c’est un deux-roues, mais pour certains, les roulettes à l’arrière c’est nécessaire, pour l’instant. Et les descentes de pistes noires en VTT, ce n’est pas pour tout de suite.
Il y a une vérité, dit Paul, c’est que rien de comestible n’est impur en soi—mais il y a des gens qui n’ont pas encore assimilé cette vérité et qui bloquent encore sur cette question. Ils sont moins avancés dans la foi, mais ils ne sont pas moins dans la famille pour autant.
Et c’est réjouissant, en fait, que l’Église soit ainsi constituée de gens qui ont des niveaux de maturité spirituelle différents. Dans notre Église, on a des gens qui sont chrétiens depuis super longtemps et qui ont beaucoup grandi dans leur foi, ou peu grandi dans leur foi ; et il y a des gens qui commencent juste à découvrir Dieu et la foi ; et parmi eux, il y en a qui ont pris un départ canon et spectaculaire, et puis d’autres pour qui c’est plus lent et hésitant, mais peut-être plus réfléchi. Et c’est super réjouissant que des gens veuillent s’approcher de Dieu pour le connaître et le servir, quel que soit le rythme auquel ils avancent—et on veut qu’ils se sentent accueillis et valorisés dans la famille de l’Église Lyon Gerland, non ?
Mais comment faire pour que ces différences de maturité, de rythme, de sensibilité, ne deviennent pas des fractures entre nous ? C’est le deuxième point.
Si on revient au texte (v. 15-18), on voit que Paul maintenant va vraiment insister sur une idée super importante, qu’on a déjà évoquée il y a deux semaines. C’est que dans la vie chrétienne, tout n’a pas la même importance.
Vous avez vu ce que dit Paul ? « Est-ce que vraiment ça vaut le coup, d’attrister un frère pour une question d’ingrédients dans un menu ? Est-ce que c’est de l’amour, ça, franchement ? Est-ce qu’il n’y a pas plus important dans la vie chrétienne, que de savoir ce qu’on a le droit, ou non, de manger ? Je ne sais pas moi, par exemple… le salut éternel de ton prochain ?! »
« Ne cause pas, par ton aliment, la perte de celui pour lequel Christ est mort. » (v. 15)
Vous avez vu le contraste que Paul cherche à établir : Jésus a donné sa vie pour sauver ton frère, et toi, tu serais prêt à choquer ton frère, et à blesser sa conscience (et donc à mettre un obstacle sur sa route), parce que tu as juste trop envie de manger un hamburger ? Certes, ceux qui sont mûrs dans la foi peuvent manger des hamburgers, mais il y a plus important que ça dans le royaume de Dieu : « la justice, la paix et la joie, par le Saint-Esprit » (v. 17).
Vous vous rappelez le reproche que Jésus avait fait à certains responsables religieux de son époque :
« Vous payez la dîme de la menthe, de l’aneth et du cumin, et […] vous laissez ce qu’il y a de plus important dans la loi : le droit, la miséricorde et la fidélité […]. Conducteurs aveugles ! Qui retenez au filtre le moucheron et qui avalez le chameau. » (Mt 23.23-24).
C’est vraiment très drôle, en fait, l’image que décrit Jésus, quand on y pense. Tu comptes tes feuilles de menthe, tes brins d’aneth et tes graines de cumin—tu les comptes et tu les mesures scrupuleusement, avec ta loupe et ta pince à épiler, pour donner exactement dix pourcent à l’Église. Mais tu consacres tellement d’attention et d’énergie à ça, que tu n’en as plus pour faire ce qui est le plus important : être gentil avec les gens ! Et tu es tellement concentré sur le petit moucheron qui flotte dans ta tasse de café, que tu n’as pas remarqué le chameau qui est allongé dans ton assiette et que tu vas avaler par mégarde !
C’est drôle, mais Jésus pointe cette tendance qu’on peut avoir à perdre de vue ce qui est vraiment important, et à mélanger nos priorités. Moi, c’est un défaut que j’ai en tant que perfectionniste ! Quand j’étais au lycée et que j’avais une dissertation à faire, j’écrivais toujours un brouillon. Ensuite, je recopiais le brouillon sur la copie que j’allais rendre, et bien sûr, je recopiais sans les fautes éventuelles que j’avais faites au brouillon. Mais vous savez quoi ? Non seulement je m’assurais de ne pas avoir de fautes dans ma copie finale, mais en plus, je corrigeais les fautes sur le brouillon avant de le jeter à la poubelle ! Pourquoi ? Parce qu’une faute, c’est toujours une faute, même si personne ne va jamais la voir !
Le problème, c’est que ça me prenait un petit temps en plus qui pouvait être préjudiciable sur l’ensemble de mon travail. C’était peut-être important de corriger le brouillon, mais certainement pas aussi important que de rendre une dissertation complète et réfléchie.
Bref, tout ça pour dire que dans la vie chrétienne aussi, tout n’a pas la même importance. Et on doit impérativement intégrer cette réalité, et incarner cette réalité dans notre vie d’Église et dans nos relations les uns avec les autres, sans quoi ça pourrait porter préjudice au projet de Dieu dans son Église et à travers son Église.
Qu’est-ce qui est vraiment important, plus que tout autre chose ? Je l’ai souvent dit, je le répète, et je le répèterai, Dieu voulant, jusqu’à ce que vous en ayez marre et que vous demandiez à avoir un autre pasteur ! Ce qui est vraiment important, c’est Jésus-Christ mort pour nos péchés et ressuscité le troisième jour (1 Co 15.1-4).
Oui, c’est super important, parce que ça, ça a des répercussions éternelles. Paul a consacré la moitié de sa lettre à expliquer ce truc-là qu’il appelle « l’Évangile », c’est-à-dire la « bonne nouvelle ». La bonne nouvelle que Dieu a réalisé tout ce qu’il fallait pour qu’on puisse être pardonné pour nos fautes et réconcilié avec lui pour toujours.
La personne et l’œuvre de Jésus, c’est ce qu’il y a de plus important dans la vie chrétienne, parce que sans la personne et l’œuvre de Jésus, on était perdu pour toujours, peu importe si on mangeait de la viande ou pas ! Peu importe si on votait Zemmour ou Mélenchon, peu importe si on donnait au Secours Populaire ou si on était abonné à Disney Plus, peu importe si on faisait l’école à la maison ou si on soutenait l’école publique—sans la personne et l’œuvre de Jésus, on faisait de toute façon tous l’objet de la colère de Dieu contre le mal qui était dans notre vie et dans notre cœur, et on devait tous passer l’éternité en enfer à subir pour toujours la peine éternelle et juste de nos péchés. Une peine éternelle, parce que l’écart lui-même entre la perfection de Dieu et notre culpabilité était infini. Donc c’était grave !
Mais il n’y a rien de plus important que la personne et l’œuvre de Jésus-Christ, parce que Jésus-Christ s’est présenté justement « comme moyen d’expiation pour ceux qui auraient la foi en son sang » (Rm 3.25).
« Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle. » (Jn 3.16)
Vous comprenez, Jésus a pris sur lui les péchés des croyants, il en a supporté la peine sur la croix, et en échange, il impute aux croyants sa justice. Par le moyen de la foi en Jésus, on est, d’une part, délivré de la condamnation, et d’autre part, on est justifié, c’est-à-dire rendu juste—et ainsi, « étant donc justifiés par la foi, nous avons la paix avec Dieu par notre Seigneur Jésus-Christ » (Rm 5.1).
Et donc la question la plus importante, ce n’est pas : est-ce que vous avez donné la dîme de votre cumin ? Est-ce que vous avez retenu au filtre le moucheron ? Est-ce que vous avez corrigé les fautes de votre brouillon avant de le jeter à la poubelle ? Est-ce que vous avez les bonnes convictions politiques ? Ce n’est même pas : est-ce que vous appartenez à la bonne tradition théologique ? La question la plus importante, c’est : est-ce que votre foi est en Jésus ? Parce que ce qui est en jeu, c’est votre destinée éternelle.
Dans la vie chrétienne, tout n’a pas la même importance. Voilà pourquoi Paul dit que le royaume de Dieu, « c’est non pas le manger et le boire, mais la justice, la paix et la joie, par le Saint-Esprit » (v. 17). La justice qui nous est imputée par le moyen de la foi en Jésus. La paix avec Dieu, qui résulte de cette justification. Et la joie de notre adoption par Dieu, une joie suscitée intérieurement par l’Esprit d’adoption qui a été déversé en nous et par lequel nous crions : « Tendre Père ! » (cf. Rm 8.15-16)
Donc on a établi ces deux premiers principes : l’Église est toujours constituée de gens qui sont à des stades plus ou moins avancés dans la foi, et dans la vie chrétienne, tout n’a pas la même importance. Très bien. Et maintenant, on fait quoi, pour pouvoir progresser ensemble? Eh bien c’est la partie qui va un peu moins nous plaire.
Troisièmement : un devoir d’abstinence. Paul veut nous faire comprendre maintenant que si on est croyant, parfois on doit choisir librement de renoncer à certains droits.
Regardez ce que dit Paul dans le texte (v. 19-21). Il dit que malgré ces différences qui existent entre nous, on fait quand même partie d’une équipe où on doit viser ensemble un but commun : c’est « l’édification mutuelle » (v. 19). Alors on va revenir à cette idée de l’édification, ou de la croissance dans la foi, dans la dernière partie, mais pour l’instant, on doit surtout remarquer que pour pouvoir bien fonctionner ensemble en tant qu’équipe, on doit faire attention de ne pas faire chuter nos coéquipiers.
En gros, avant de chercher l’édification mutuelle, on doit déjà éviter le trébuchement mutuel ! Vous avez déjà vu, peut-être, des épreuves de patinage de vitesse par équipe. Vous avez plusieurs patineurs alignés, tous habillés pareil, et ils prennent de la vitesse sur un circuit, et l’équipe qui arrive à faire un certain nombre de tours plus rapidement que les autres équipes remporte la compétition. Mais parfois ce qui se passe, c’est que comme les équipiers essaient d’être le plus aérodynamique possible, ils doivent être bien serrés et coordonnés. Et des fois, il y en a un qui dérape un peu, ou qui fait un mauvais mouvement, et il peut provoquer la chute du gars derrière lui, voire même de tous les gars derrière lui. C’est assez drôle.
Bon, eh bien Paul dit que ce serait vraiment bête de faire tomber quelqu’un dans l’équipe pour quelque chose d’aussi bête qu’un aliment (v. 20-21). Non seulement il dit que ce serait bête, mais il dit que c’est mal. Et au cas où on aurait du mal à comprendre, il ajoute un commandement positif : « il est bien de ne pas manger, etc. ». Il est mal, pour quelque chose de pas très important, de faire trébucher un frère, et il est bien de s’abstenir de ce quelque chose de pas très important qui ferait trébucher un frère.
Ce « quelque chose de pas très important », c’est quelque chose qui en soi n’est pas mal. C’est quelque chose, dans l’absolu, qu’on pourrait avoir, faire, ou dire, sans que ce soit un péché—et même qu’on pourrait avoir, faire, ou dire avec reconnaissance pour la gloire de Dieu ! Mais il est bien de s’en abstenir, dit Paul, si ça va devenir « une cause d’achoppement ». On a du mal à accepter ça, je crois, parce qu’on se dit que ça risque vite de se transformer en tyrannie du frère faible qui a une conscience trop susceptible.
Pourtant on comprend très bien, non, que parfois quand on veut réaliser un projet en équipe ou en communauté, on doit adapter notre façon de faire pour que tout le monde puisse prendre part à ce projet. Et quand on s’adapte dans ce but, eh bien parfois, il y a des gens qui vont devoir faire des « sacrifices », si j’ose dire.
Imaginez une famille qui veut passer une semaine de vacances ensemble. Dans la famille, il y a des garçons et des filles, des parents, des ados et des tout petits enfants. On est différents, à des stades différents de la vie, avec des capacités physiques et intellectuelles différentes, et c’est normal ! Mais ce qu’on veut, en partant en vacances ensemble, c’est qu’on veut se reposer et se détendre ensemble. C’est un projet d’équipe, qu’on veut réaliser en équipe. Et donc, peut-être que celui qui veut faire de l’escalade hyper technique, du base jumping et de la slackline à 3500m d’altitude toute la semaine, il va devoir s’abstenir. Rien de tout ça n’est mal, mais ce serait mal de faire ça tout seul dans son coin, ou d’essayer d’imposer ça au petit frère de 5 ans ou à la maman qui a le vertige. À la place, on va jouer à des jeux de société accessibles à tout le monde, et manger de la raclette (avec des cornichons).
Mais je pense que vous comprenez l’idée. Si on est croyant, parfois on doit choisir librement de renoncer à certains droits. On veut être sage et ne pas user de certains droits dans certains contextes, où ça va heurter un frère dans sa conscience, ou devenir un « sujet de calomnie » (v. 16). C’est-à-dire si ça va être perçu comme quelque chose de mal et que le frère va penser : « Ça alors, Alex fait ce truc-là qui n’est normalement pas permis ? C’est donc ça, être un homme de Dieu ? Ça fait ça, quand on croit à l’Évangile ? » Et peut-être que ce frère va se détourner de Dieu… pour une question vraiment pas si importante que ça !
Montesquieu a dit : « Le mieux est le mortel ennemi du bien. » Mais ici, il me semble que Paul est en train de nous dire : « Le bien peut devenir le mortel ennemi du mieux. » Quelque chose qui est bien (manger de la viande, dans ce passage) peut devenir l’ennemi de ce qui est mieux, et ce qui est mieux, c’est l’édification mutuelle.
Ça ne nous plaît pas. Mais on a un devoir d’abstinence. Il faut qu’on arrive à discerner ce qui est plus ou moins important dans la vie chrétienne, et ensuite, qu’on s’exerce à tenir moins fermement les choses qui ne sont pas les plus importantes. Attention, je ne dis pas du tout qu’on doit changer d’avis sur ces sujets (je ne dis pas non plus qu’on ne doit pas changer d’avis sur ces sujets, et on va y revenir dans un tout petit instant). Ce que je dis—parce que je pense que c’est l’enseignement de ce passage—c’est qu’on doit être attentif aux fragilités des autres.
Tu es capable de faire du base jumping toute la semaine, super, bravo ! Mais tu n’es pas tout seul. De la même façon : tu as beaucoup réfléchi à tel ou tel sujet de société, ou tu es très à cheval sur telle ou telle question politique, ou tu es très, très convaincu qu’il faut faire les choses d’une certaine manière dans un certain domaine qui n’est pas essentiel à la foi—super, bravo. Mais détends-toi un peu. Tu n’es pas tout seul, et tout le monde n’est pas au même stade que toi, tout le monde ne s’intéresse pas aux mêmes choses que toi, tout le monde n’a pas le même âge, la même culture, ou les mêmes goûts que toi.
Sois patient et charitable, dépassionne un peu tes intérêts, tes dadas et tes susceptibilités, et vise en priorité ce qui est prioritaire : l’édification mutuelle, en te rappelant qu’on est une équipe. Et c’est ce qui nous amène au dernier point.
Et ce dernier point, justement, c’est l’idée que dans ce que dit Paul dans notre passage, il n’y a pas seulement le fait qu’on doit éviter de faire trébucher les autres. Il y a aussi le fait qu’on doit—comme on l’a dit—rechercher l’édification mutuelle. C’est-à-dire qu’on est, en équipe, sur un chemin de croissance.
Quatrièmement et dernièrement, donc, Paul veut nous faire comprendre que tous ensemble, on doit constamment viser à grandir en maturité.
Si on s’était arrêté au troisième point, et si on ne faisait pas très attention à ce qui se passe dans ce texte, on pourrait penser que tout ce que Paul veut qu’on fasse, c’est qu’on fasse attention—qu’on fasse attention de ne pas se froisser les uns les autres, qu’on évite les sujets chauds et clivants, qu’on ne fasse rien qui puisse être mal interprété et qui puisse choquer ou chagriner notre prochain, et finalement qu’on ne parle de rien, qu’on se tienne tous la main et qu’on chante Kumbaya autour du feu.
Mais regardez en fait ce que fait Paul dans ce passage. Il dit, certes, qu’il faut être humble, accueillant, charitable, qu’il faut avoir un bon sens des priorités, qu’il faut être prévenant vis-à-vis des gens dans l’Église qui ne pensent pas comme nous sur des points qui ne sont pas essentiels à la foi—mais il ne dit pas que toutes les opinions se valent ! Dès le début du chapitre, il a déjà dit que celui qui ne mange que des légumes, c’est celui qui est faible dans la foi (Rm 14.1-2). Et maintenant au début de notre passage, il dit qu’il sait et qu’il est persuadé dans le Seigneur Jésus que « rien n’est impur en soi » (v. 14).
Et ce que je veux que vous compreniez, c’est que cette lettre, elle devait être lue publiquement en présence des personnes qui ne mangeaient que des légumes. Paul le savait très bien, ça. Et il le sait aussi quand il dit ce qu’il dit à la fin (v. 22-23), et qu’il souligne le fait que ceux qui mangent de la viande, ce sont ceux qui ont la foi, une foi solide. Et il dit même, publiquement, qu’ils sont « heureux », ou « bénis » (v. 22)—c’est un compliment. Il les félicite en quelque sorte, car ils ne se condamnent pas eux-mêmes dans ce qu’ils approuvent, c’est-à-dire qu’ils ont la maturité de reconnaître ce qui est vrai, et leurs convictions et leur pratique sont alignées en conséquence. Donc Paul indique clairement que sur ce point, il y a une bonne position, une position meilleure, une position qui correspond à la vérité et à la maturité spirituelle.
Inversement, Paul dit que ceux qui ont des doutes sont condamnés (v. 23). Il veut dire ici ceux qui ne seraient pas convaincus que « rien n’est impur en soi », et qui mangeraient quand même. C’est un peu compliqué, mais écoutez bien. Si tu fais quelque chose en pensant que c’est mal, tu fais mal, même si ce n’est pas mal. Si tu vas à une conférence, et qu’il y a des livres sur une table, et que tu penses que ce sont des livres qui sont proposés à la vente, et que tu prennes un livre discrètement sans payer, tu fais mal, même si en fait, ces livres étaient offerts gratuitement aux participants à la conférence, mais que tu ne le savais pas !
Mais la solution, donc, ç’aurait été non pas de ne pas prendre de livre, mais plutôt d’acquérir la connaissance qui permettait ensuite de prendre un livre sans être condamné. Vous suivez ? Et donc dans notre texte, là où Paul veut en venir, c’est qu’il veut inciter tout le monde qui va lire ou entendre sa lettre, à rechercher aussi la connaissance et la maturité spirituelle. Et ainsi, il veut que petit à petit notre vie tout entière—toutes nos convictions, toutes nos pratiques—que notre vie tout entière procède de la foi.
Paul n’a pas l’intention de laisser les chrétiens de Rome dans le statut quo. Comme s’il disait : « Ne faites pas de remous, que les faibles dans la foi restent faibles et qu’ils ne mangent que des légumes, et que les forts dans la foi s’abstiennent de manger de la viande, et s’ils veulent vraiment manger de la viande, qu’ils aillent démarrer une autre Église, une Église pour les forts, où ils pourront manger de la viande, boire du whisky et fumer des cigares entre eux, sans choquer personne. »
Non, ce n’est pas ce que dit Paul. Ce qu’il veut, c’est que les faibles progressent dans la foi, mais que les forts les attendent.
Quand Paul dit : « Tout ce qui n’est pas de la foi est péché » (v. 23), ce qu’il veut dire, ce n’est pas tant qu’il faut arrêter de faire ce qui n’est pas de la foi, mais plutôt qu’il faut que la foi grandisse de manière à ce que tout ce qu’on fait procède de là. Et le but de la vie chrétienne, c’est ça en fait. Qu’on grandisse dans la foi, et que notre foi produise des bonnes œuvres—les œuvres de la foi, qui seules plaisent à Dieu, parce qu’elles résultent de notre union avec Jésus-Christ, et donc elles sont faites en lui. Il n’y a pas d’autres œuvres qui plaisent à Dieu, que celles qui procèdent de la foi.
Mais notez bien que les œuvres qui procèdent de la foi, ce n’est pas simplement « des œuvres accomplies avec une bonne intention » (cf. Ti 1.15-16). Ce que Paul veut, c’est que tous les croyants progressent dans la maturité spirituelle qui consiste à discerner ce qui est vrai et ce qui est faux, ce qui est juste et ce qui est injuste, ce qui est sage et ce qui est moins sage, de manière à ce que cette foi produise le comportement que Dieu attend de nous. En théologie, on appelle ça tout simplement la « sanctification ».
Calvin dit : « Plût à Dieu que cette sentence fût bien gravée dans les esprits des hommes, qu’on ne doit rien faire ou entreprendre sans que premièrement le cœur soit certainement résolu que cela plaît à Dieu ! […] Quand Saint Paul condamne tout ce qui n’est pas de la foi, il rejette tout ce qui n’est point fondé sur la parole de Dieu et approuvé en celle-ci. »
C’est aussi ce qu’on doit comprendre quand Paul dit, un peu plus haut :
« Que chacun soit pleinement convaincu dans sa propre pensée » (Rm 14.5).
Il ne veut pas dire que chacun fasse ce qu’il veut tant que c’est sincère. Certes, il reconnaît que chacun a une conscience devant Dieu, et que personne ne devrait agir contre sa conscience, mais il fait aussi comprendre à ses destinataires, que notre conscience devrait se régler selon la Parole de Dieu, qui nous fait connaître la vérité, au fur et à mesure qu’on progresse dans la foi.
Donc « Que chacun soit pleinement convaincu dans sa propre pensée », ça veut dire qu’il ne faut pas avancer perpétuellement dans la vie chrétienne en n’étant pas sûr, en doutant de ce qui est bien ou pas bien, mais plutôt en acquérant de la sagesse spirituelle qui va produire des convictions, qui à leur tour vont produire les bonnes œuvres que Dieu attend de nous.
On est sur un chemin de croissance, vous comprenez ? Mais surtout, on y est tous ensemble. Dans toute la diversité de notre Église, tous ensemble, on doit constamment viser à grandir en maturité. Le truc, c’est qu’on est à des stades différents de ce processus, et qu’on avance à des rythmes différents.
Il y a quelques semaines, j’ai mis des graines de piment à germer dans des petits pots dans mon bureau, près du radiateur. Certaines de ces graines ont déjà germé, la tige fait déjà deux ou trois centimètres et les deux petites feuilles caractéristiques sont déjà en train de s’ouvrir ; d’autres graines sont encore invisibles sous la terre ; d’autres sont tout juste en train de percer la surface. Une des raisons, c’est parce qu’il y a des variétés différentes de piment. Mais même parmi une même variété, ça ne pousse pas à la même vitesse.
Mais le truc, c’est que tous ces plants de piments font partie du même projet. Un jour, Dieu voulant, je vais les transférer dans le même coin de mon jardin, et j’en cueillerai les fruits, et je vous offrirai peut-être des petits pots de purée de piment, pour votre plus grande… douleur ! En attendant, si je vois que la terre d’un des petits pots est plus sèche que les autres, je vais y mettre un peu plus d’eau. Si je vois qu’un de mes petits plants pousse moins vite parce qu’il est moins exposé à la lumière, je vais peut-être lui faire changer de place avec un autre plant qui pousse plus vite. Ils grandissent et mûrissent à des rythmes différents, mais ils grandissent et mûrissent ensemble, et ils visent tous le même but, qui est la maturité.
Et finalement, c’est bien ça toute la leçon de ce passage : la vie chrétienne, c’est un projet d’équipe, où on est appelé à avancer en tenant compte des autres.
L’Église est toujours constituée de gens qui sont à des stades plus ou moins avancés dans la foi, et on veut tenir compte de cette réalité. Dans la vie chrétienne, tout n’a pas la même importance, et on veut aussi constamment se rappeler que ce qui est vraiment important, c’est Jésus-Christ, mort et ressuscité pour notre salut éternel. Du coup, dans l’intérêt du projet de Dieu dans, et à travers, son Église, eh bien si on est croyant, parfois on doit choisir librement de renoncer à certains droits. Mais en même temps, tous ensemble, on doit constamment viser à grandir en maturité. Et cette maturité va consister à discerner entre les choses que je fais et que je devrais arrêter de faire ; celles que je ne fais pas mais que je devrais faire ; et celles qui sont réellement indifférentes.
Et si on est prêt à progresser ensemble, alors j’espère qu’on va pouvoir discuter entre nous, sans crispation et sans complexe, de tous les sujets délicats, comme par exemple : est-ce qu’on devrait ou non prendre des traitements homéopathiques ? Est-ce qu’on devrait ou non prier avec un catholique romain ? Est-ce qu’on devrait ou non regarder la série télévisée The Chosen ? Est-ce qu’on devrait ou non avoir une couronne de l’Avent à l’Église pendant quelques semaines avant Noël ? Est-ce qu’on devrait ou non manger de la viande Hallal ? Oui, ce sont des questions que des chrétiens se posent, et qu’on peut se poser, et peut-être que la réponse de la maturité spirituelle à certaines de ces questions, c’est oui, non, ou indifférent.
Mais si on garde les yeux fixés sur Jésus-Christ, si on se rappelle qu’il est le Seigneur et le Sauveur de son Église, et qu’on forme une équipe appelée à grandir ensemble, alors je suis persuadé qu’on pourra discuter de toutes ces choses et de bien plus encore, sans se fâcher les uns avec les autres. Comme le dit l’apôtre Paul dans un autre passage :
« Oubliant ce qui est en arrière et tendant vers ce qui est en avant, je cours vers le but pour obtenir le prix de la vocation céleste de Dieu en Christ-Jésus. Nous tous donc qui sommes des hommes faits ayons cette pensée, et si sur quelque point vous avez une pensée différente, Dieu vous révèlera aussi ce qu’il en est. Seulement, au point où nous sommes parvenus, avançons ensemble. » (Ph 3.13-16)